Julia se revit, jeune et vigoureuse. Elle n’avait pas souffert du tout de sa grossesse. D’ailleurs, c’était à peine si cela s’était vu, elle n’avait pas grossi, n’avait pas eu d’envies particulières, pas de caprices, juste quelques nausées après son arrivée, probablement dues aussi en partie à l’abondance de nourriture. Cependant, Marguerite (le prénom lui était revenu subitement), Marguerite donc, avait l’œil perçant et l’esprit vif des campagnards. Elle avait entrepris d’interroger Julia gentiment, sans en avoir l’air, se basant sur des petits détails qui ne pouvaient tromper. Julia elle-même ne s’était doutée de rien et mettait la lourdeur qu’elle commençait à ressentir dans le bas du ventre au fait qu’elle mangeait à sa faim une nourriture plus riche. Julia n’avait pas été instruite de ces choses par sa mère, c’était le genre de sujet qu’on n’abordait pas dans la famille. Elle aurait été bien en peine d’expliquer le comment et le pourquoi. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’il y avait eu quelques moments pénibles, le soir, avant de s’endormir que son époux lui avait imposés. "Je priais chaque fois pour que ça aille vite et ne pas avoir mal. Après, en général, il s’endormait très vite!" La seule chose que Julia en avait retenu, c’était sa voix douce qui lui murmurait tant de belles phrases, tant de mots d’amour tout en couvrant son visage de baisers, ses doigts passant dans ses cheveux avec délicatesse, repoussant constamment les mèches rebelles, les étirant en auréole sur l’oreiller "comme un soleil d’été … un champ de blé …", un petit air connu démarra dans un coin de sa tête, Julia se secoua pour ne plus l’entendre. Lorsque Marguerite lui avait appris qu’elle attendait un bébé, Julia avait été partagée entre la peur et la joie. Elle avait eu l’impression que Marguerite et son époux n’étaient pas très heureux de la nouvelle mais leur bonté naturelle et l’attention qu’ils lui avaient portée l’avaient très vite détrompée. Ils avaient veillé sur elle avec attention, s’étaient occupés des soins médicaux, avaient collecté à gauche, à droite, des petits vêtements et le matériel nécessaire pour le bébé, comme ce joli berceau en osier décoré tout en rose avec plein de dentelles qui se balançait doucement au rythme des chansonnettes qu’elle fredonnait chaque soir pour endormir son petit ange. Elle-même avait reçu les robes que sa logeuse ne désirait ou ne savait plus porter. Ils lui avaient trouvé, en outre, ce petit travail à la clinique, où tous les jours elle allait nettoyer, notamment les chambres des patients. Julia se souvenait avec déplaisir des mains baladeuses de certains d’entre eux, du regard indifférent des autres, et surtout de la méchanceté d’une femme opulente dont elle avait su par la suite qu’elle était la plus nantie du village, qui n’arrêtait pas de l’invectiver, de faire des remarques sur son travail ou sur des gens que Julia ne connaissait pas et qui plus d’une fois lui avait pincé la cuisse ou le bras parce qu’elle ne lui répondait pas.
Puis un jour, Julia avait dû nettoyer à fond la chambre n° 16, la grosse femme était partie. Devant son regard interrogateur, une infirmière lui avait dit "Dieu l’a rappelée à lui, au-moins maintenant, elle ne souffre plus". Julia avait eu un sourire narquois et avait voulu répondre "Dieu ou le diable?" Ensuite, la chambre avait été occupée à nouveau par … Julia ne savait plus très bien, les visages, les noms se mélangeaient. Elle avait senti poindre dans sa tête une envie de "partir" sans trop savoir à quoi cela correspondait exactement. Il y avait des moments où elle aurait voulu que tout s’arrête, puis parfois, elle aurait aimé être ailleurs ou être quelqu’un d’autre. Mais elle était restée là, perdue dans le fin fond de la France, loin des siens, entourée d’étrangers dont elle ne savait pas s’ils étaient des amis ou si elle devait s’en méfier. Il ne lui était pas une seule fois venu à l’idée de repartir sans rien en dire à personne vers sa Belgique natale. "Ca c’est un mensonge ma fille, tu vas te souvenir, attends …" fit la petite voix dans son crâne.
Mal à l’aise, Julia se retourna et sentit le froid des draps l’envahir. Elle se recroquevilla et ramena un maximum de couvertures autour d’elle.
"Il faudrait que je trie un peu tout ça" pensa-t-elle. Elle essayait de maîtriser tous ces lambeaux de son existence qui lui revenaient en pagaille, de les mettre bout à bout dans un enchaînement logique. Parfois, il lui semblait que des passages n’appartenaient pas à sa propre histoire ou que ce n’étaient pas les bonnes personnes ou le bon endroit. Elle ne discernait plus ce qui était vrai de scènes peut-être tout droit issues d’un film qu’elle aurait vu récemment ou d’un roman qu’elle aurait lu.
"Qu’importe, tu as le premier rôle, ma belle", la rassura la petite voix. Il lui semblait revoir avec netteté des soldats qui logeaient dans la gare, se promenant sur les quais, discutant entre eux, riant, plaisantant, parlant sans doute de leurs familles ou de leurs amis restés au pays. Ils n’avaient jamais été agressifs malgré les histoires horribles qui avaient été racontées "après". "Lors du recensement qui avait eu lieu quelques semaines après ton arrivée, souviens-toi, Julia, ils s’étaient déployés comme une immense toile d’araignée, bloquant chaque rue, chaque ruelle, chaque sentier afin d’éviter que quiconque échappe à leur contrôle. Souviens-toi de la peur et de l’angoisse, des bruits de courses éperdues et des talons martelant les pavés! Rappelle-toi la couleur de la terre buvant le sang des malheureux qui avaient cru être plus futés qu’eux …" "Tais-toi!" cria Julia, laisse-moi à mes souvenirs heureux."
"Donc, Marguerite m’avait présentée comme étant leur nièce orpheline et j’avais reçu des papiers tout neufs. Julia Martin, ça sonnait bien, plus facile à porter que Julia Stilmann en tout cas".
Julia avait le souvenir de visites régulières des soldats qui emportaient des œufs, du jambon, du pain, des fruits. Ils prenaient mais n’oubliaient jamais de dire merci en claquant les talons et en portant la main droite à leur visière dans un drôle de salut mécanique qui la faisait sourire. A plusieurs reprises, un des soldats qui paraissait être le chef avait demandé à Julia de sa voix rauque qu’il essayait d’adoucir au maximum en la regardant bien dans les yeux "radio? radio?" Les premières fois, elle avait fait non de la tête, affichant une candeur non feinte. Ce chef là avait un petit faible pour la jeune femme, Marguerite s’en était aperçu et s’arrangeait pour la laisser seule lorsque la patrouille était annoncée. Par la suite, Julia avait été prise de panique rétrospective en surprenant ses bienfaiteurs écouter en cachette dans leur cave une radio étrangère, sans doute anglaise, elle n’était pas sûre. Marguerite l’avait attrapée par le bras alors qu’elle voulait remonter l’escalier en courant. " On espère toujours … notre fils est là-bas, quelque part … on attend des nouvelles, tu ne diras rien, hein Julia! Dis, tu veux bien faire le guet?".
Julia avait accepté. Elle avait dû rester seule, agenouillée, à l’ombre des petits arbustes bordant le jardin, la main crispée sur une corde qu’elle devait agiter vigoureusement à la moindre alerte. Cette corde, elle le découvrit plus tard, était reliée à plusieurs clochettes dissimulées dans les pièces du sous-sol, la partie "extérieure" était détachée en journée et ressemblait alors à une simple corde oubliée, accrochée à un clou planté dans le joint en ciment qui s’effritait entre deux briques et qui avait au départ été destiné à soutenir un sabot en terre cuite rempli de géraniums. Celui-ci gisait, ébréché et inutile sur le sol, en partie recouvert d’une mousse verdâtre, il ne remplirait plus jamais son office et était devenu le témoin de la désolation qui s’étendait peu à peu sur tout ce qui avait été jusque là des préoccupations indispensables.
Un soir où Julia remplissait scrupuleusement la tâche qui lui avait été confiée, elle avait entrevu, à travers le maigre feuillage de la haie, une femme courir pieds nus derrière une camionnette en criant "non, non, pas ma petite fille! Je vous en supplie, pas ma fille!". La camionnette avait accéléré, elle s’était laissé tomber sur le sol en sanglotant bruyamment, un vieux monsieur était venu l’aider à se relever, il avait posé son manteau sur ses épaules et l’avait emmenée. Julia frissonna sous ses couvertures qu’elle ramena jusque par-dessus son oreille. "Finalement, ils n'étaient pas si gentils que ça!" se dit-elle. Elle avait à présent les yeux grands ouverts et fixait l’obscurité de la chambre où les images s’étaient imprimées.
De ces années lui restait une sensation étrange et surréaliste. Nourrie et logée, elle avait accompli les tâches ménagères, elle avait fait les emplettes, entretenu le petit jardin. Une vie à la traîne, fade, sans attraits d’une part, qui lui appartenait en propre, et une existence palpitante et effrayante d’autre part, la sensation d’avoir participé à des événements particuliers et exceptionnels, qui appartenait à une autre qu’elle aurait regardé vivre à côté d’elle. Les journées se suivaient sans se ressembler vraiment et chaque lendemain était incertain. Chaque soir avant de s’endormir, Julia avait prié le seigneur de garder son époux en vie, elle avait exprimé le souhait ardent que cette guerre à laquelle elle ne comprenait rien, se termine enfin pour le retrouver et vivre cette vie de famille dont elle avait si souvent lu le récit dans les romans alignés sur les rayonnages de la bibliothèque de sa mère.
Les jours s’étaient succédés. Henri avait grandi. "C’est trop facile de ne pas se souvenir…" La phrase tournait en boucle dans sa tête. Avait-il senti que malgré tout l’amour dont elle l’entourait, elle lui en voulait un peu, persuadée qu’il était la cause du rejet de sa mère qui s’était bel et bien débarrassée d’elle (avec le recul elle en était de plus en plus convaincue), la fille perdue, mariée à la sauvette par un curé tremblant? Ce "oui" avait été le mot le plus magique qu’elle ait jamais prononcé, l’émotion avait rempli ses jolis yeux de larmes.
Julia creusait sa mémoire, elle voulait retrouver ce qui avait causé à son Henri tant de rancœur. "Cela a-t-il encore beaucoup d’importance à présent?" interrogea la petite voix qui lui susurra ensuite "tu ne crois pas qu’il est temps de faire une croix sur tout ça et…". "Tais-toi! Je veux savoir, laisse-moi tranquille!"