Lorsqu'Henri eut deviné qui était Yolande, il comprit que leur rencontre n'était pas un hasard. Il se souvint avoir opté pour ce restaurant après avoir reçu des dizaines de dépliants publicitaires glissés dans son courrier, déposés sur son bureau ou reçus par mail.
Il sentit qu'il devrait agir vite car il avait deviné où Yolande voulait en venir, elle cherchait des réponses. Il allait lui en donner. Après réflexion il jugea qu'il serait inutile d'essayer de se justifier, de lui parler de ce qu'il avait vécu. Il ne comprenait d'ailleurs pas lui-même comment il en était arrivé à cette issue extrême. Il se faisait horreur mais ne regrettait pas vraiment son geste.
Il avait tout de même vérifié ses soupçons. Yolande déposait toujours son sac sur le petit guéridon de l'entrée lorsqu'elle rentrait et ne le reprenait que quelques minutes plus tard, après être passée aux toilettes pour le ranger dans sa table de nuit avant d'enfiler ses vêtements pour l'intérieur. Henri avait dû faire vite. Juste un coup d'œil sur le deuxième prénom et ensuite très rapidement remettre la carte d'identité en place et refermer le sac. Il avait juste eu le temps de passer la porte du hall et de se retourner faisant mine d'arriver. Il avait vu le regard rassuré de Yolande glissant sur son sac qui n'avait pas bougé d'un millimètre. L'excellent mémoire visuelle d'Henri lui servait parfois…
Certain cette fois d'avoir vu juste, il mit plusieurs jours à élaborer une histoire, dont la réalisation ne fut possible que pendant l'hospitalisation de Julia. "Ma pauvre maman" pensa-t-il, "j'ai quand même eu très peur… et puis.. ça a été long avant que ce fil nylon placé dans la salle de bain ne joue son rôle…"
Henri était plutôt satisfait. Son histoire, il l'avait bien ficelée. Il était passé par différents stades: la colère, l'inquiétude, l'angoisse, après que lui soient revenus les détails des jours les plus noirs de sa vie que sa mémoire avait enterrés jusque là. "Enterrés! Le mot est bien choisi" s'était-il dit avec amertume. Son scénario prit une forme définitive lorsqu'en cherchant sur Internet des articles qui pourraient l'aider avec le mot clé "disparition" et l'année concernée, il était tombé sur l'article de presse relatant la collision en chaîne qui avait eu lieu justement au cours de la semaine fatidique. Et puis, il s'était préparé. Il avait acheté tout ce dont il avait besoin en achats séparés et caché le tout chez sa maman au fur et à mesure, lors de ses visites. Et comme il se souvenait à présent d'une foule de choses qui avaient marqué son enfance, il n'avait pas pu s'empêcher un jour de s'emporter: "c'est trop facile de ne pas se souvenir…". "Une idée de génie" pensa-t-il "de ne pas réparer ce parquet, de le remettre en place tel qu'il était après avoir…" Il essaya de chasser l'image pénible de ce qu'il avait dû effectuer pour évacuer ce qu'il restait de Rachel mais le sourire lui revenait en se revoyant replacer les lattes sans vraiment bien les fixer, en laissant dépasser des clous, remettre le tapis par-dessus légèrement de travers. "cela a tout de même été plus dur que quand on le voit dans un film ou un feuilleton" se dit-il. "Je ne suis pas coupable, c'était un accident…" écrit-il sur la page vierge d'un fichier qu'il comptait bien protéger par un mot de passe. Ses doigts couraient à présent sur le clavier formant des mots liés les uns aux autres, construisant des phrases qui le libéraient de sa mauvaise conscience. "C'est vrai que raconter, ça soulage" se dit-il "même si personne n'écoute ou ne lit". "ça n'a pas été aussi facile qu'à la télé" tapa-t-il, "il faut avoir le cœur bien accroché, ne pas trop penser à ce qu'on fait, j'ai vomi deux fois et j'ai enfilé cinq ou six verres pour me donner du cœur au ventre. Ramasser tous les morceaux, être sûr d'avoir bien nettoyé la cavité, désinfecter, verser le ciment qu'il a fallu faire friable pour qu'il semble plus ancien au cas où, en laissant passer ce petit bout de tissu, garder l'aspect disloqué du parquet". Henri s'arrêta d'écrire, Yolande l'appelait pour souper. Sa voix était plus claire, plus joyeuse depuis qu'ils s'étaient expliqués. "Tu me parleras d'elle? avait-elle demandé, "tu me raconteras sa jeunesse?" Henri avait promis. Henri avait menti. "Si je lui dis toute la vérité, ses doutes reviendront" avait-il pensé. Au fil des jours il s'était relâché. Yolande repentie jouait les épouses attentionnées. Régulièrement elle venait faire un peu de ménage dans son coin où il ne passait plus les nuits. De temps à autres elle venait silencieusement le surprendre mais il n'en était pas fâché, la plupart du temps, ça finissait plutôt agréablement. Après avoir gentiment soupé, un bon coq au vin, des croquettes et une exquise salade verte, le tout arrosé d'un Bourgogne divin, Henri était remonté pour en terminer. Il pianota plus de deux heures, à deux doigts, se vidant la tête de tout le malaise qui s'y était accumulé et bien que résumés les faits étaient clairement exposés.
La bonne chair et le vin firent enfin leur effet sur son cerveau fatigué. "Un petit repos me fera le plus grand bien" soupira-t-il. Henri se coucha tout habillé et s'endormit paisiblement.
Une vingtaine de minutes plus tard, les marches de l'escalier à claire-voie craquèrent légèrement. "Chéri? Tu viens te coucher?" Yolande baissa la tête pour passer sous une poutre, vit son Henri dormir du sommeil du juste et se dirigea vers le bureau pour arrêter l'ordinateur et éteindre la lampe de bureau.
Mais en voyant le nom du fichier "la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, je le jure", elle s'assit sans bruit et commença à lire…