A cette évocation du passé, Julia sentit avec tristesse qu’elle était revenue, sournoise et malsaine comme jadis.
Sournoise, parce qu’elle avait petit à petit transformé les choses, ou du-moins, leur apparence. Insidieusement, elle avait remplacé la volonté par la lassitude, le courage par la paresse, la fierté par la honte, le rire par les larmes.
Malsaine, parce qu’elle avait fait que les autres semblaient tous des ennemis, dont chaque geste devenait une menace, dont chaque parole prenait le ton d’une insulte et chaque regard, un défi chargé d’insolence.
La solitude était alors devenue la seule arme, l’attaque et la révolte paraissaient le meilleur bouclier pour ne pas se sentir blessée ou trompée par ceux-là même en qui une si grande confiance avait été placée. Elle avait donc tout détruit! Elle avait éloigné tous ceux qui avaient voulu lui tendre la main, découragé les plus braves qui tentaient encore d’ultimes approches.
Elle avait tué les sentiments les plus nobles, anéanti l’espoir, brûlé le cœur et desséché l’âme.
Julia la croyait repue et définitivement vaincue, qu’elle s’était éloignée, laissant derrière elle malgré tout, des cicatrices éternelles, des blessures qui ne se refermeraient plus.
Il avait été important pendant ce reflux de repérer ses marques, d’éviter les pensées qui avaient sa préférence afin, une prochaine fois, de pouvoir la repousser fermement. Pour cela Julia avait voulu rester en éveil, à chaque instant, pour la surveiller, la dénicher dans les recoins où elle se tenait tapie, prête à reprendre possession de son esprit, pour l’empêcher de nuire en un perpétuel combat perdu d’avance à chaque fois.
à cet instant précis Julia la sentit plus forte qu’avant lorsqu’elle la submergeait alors qu’elle s’épuisait à trouver des raisons à ses actes, et que cette fois, elle gagnerait sans doute la bataille. "A quoi bon lutter? A mon âge? Pour qui? Pour quoi?"
Machinalement, elle sortit la laine et les aiguilles de dessous la petite table où elle les avait rangés en fin de compte.
"C’est la femme aux bijoux, celle qui rend fou …." Julia avait entonné une vieille chanson tout en contemplant son ouvrage. "A qui donc ça me fait penser?" s’interrogea-t-elle en levant la tête vers la fenêtre. "Rachel … ah, celle-là, elle m’en aura fait faire des bêtises … avec toute sa quincaillerie qui lui cliquetait autour du cou …" "ça t’a donné envie, hein, pourtant, avoue!" La petite voix était revenue. "Tu étais bien contente de m’avoir pour … pour …".
Julia se secoua. "Non, c’était mal!" cria-t-elle. Elle sursauta, la boule de laine glissa de ses genoux et se déroula prestement pour aller se perdre sous la télévision. "Flûte! Comment je vais la récupérer maintenant?"
Julia poussa son tricot sur le côté et se laissa glisser sur le sol, très, très lentement. Malgré la douleur que cela lui causait, elle ramena ses deux jambes sous elle vers la droite. Au prix d’un effort dont elle ne se serait plus crue capable, elle parvint à se mettre à genoux et se dirigea à quatre pattes vers le meuble. "Waf, waf" fit-elle en riant. "Heureusement que personne ne me voit! Et combien pour ce chien… dans la vitrine…?" Arrivée près du meuble, elle dut se coucher complètement pour pouvoir passer le bras et explorer de la main l’espace sombre sous le meuble. "Pourvu qu’il n’y ait pas d’araignées" grimaça-t-elle. Elle sentit la pelote et voulut la ramener à elle mais le fil s’était coincé entre les lames du parquet. Julia tira d’un coup sec. La boule de laine lui sauta à la figure entraînant avec elle un nuage de moutons de poussière. "Et là! tout doux les gars!" Julia se frotta le visage et essaya de cracher la poussière qui s’était insinuée dans sa bouche. Sous sa main gauche avec laquelle elle s’appuyait au sol, elle sentit que deux lames du parquet s’étaient déplacées, l’une d’entre elles d’ailleurs était restée accrochée par son clou au fil de laine que Julia tenait encore inconsciemment en l’air de sa main droite. "ça ne tenait plus très bien" se dit-elle. "Mon cher Henri, il va falloir agir… Bon, comment je me lève maintenant?" En reculant, toujours à quatre pattes, elle fit glisser le tapis qui se replia sous elle. Tant bien que mal, Julia reprit une position assise et s’octroya une pause pour reprendre son souffle. Elle repoussa le tapis devant elle et constata que le parquet ne tenait plus du tout et que des clous étaient remontés par endroits. "C’est dangereux ça". Elle souleva une à une toutes les lames qui ne tenaient plus, les déposant avec précautions sur la table ronde du salon.
"Tiens, qu’est-ce que c’est que ça?" Sur le ciment ainsi mis à nu il y avait un petit bout de tissu rouge que Julia voulut ramasser. "On dirait que ça tient dedans" souffla-t-elle épuisée par l’effort. "Bon, il faudra que je fasse réparer tout ça!"
Se faisant glisser sur le côté, Julia remis le tapis en place au fur et à mesure de sa progression. Haletante, elle se dirigea vers le fauteuil où elle parvint à grimper. "Je devrais tout le temps marcher à quatre pattes" pensa-t-elle tout en se laissant aller contre le dossier.
Au moment où elle releva le repose-jambes, elle sentit que ce n’était pas une bonne idée. Dans ses genoux et ses chevilles, elle sentait battre douloureusement son cœur, si fortement qu’elle avait l’impression que ses veines étaient sur le point d’exploser. La tête lui tournait. Pour la première fois depuis que Marie le lui avait mis de force autour du cou, Julia saisit le petit boîtier d’appel d’urgence et appuya sur le bouton qui signalerait automatiquement son appel à l’aide à sa fille. "Pourvu que ça marche" pensa-t-elle en se laissant aller à la valse intérieure qui lui chavirait le cerveau.