Chapitre 2 - Souvenirs, souvenirs

 

Tout lui revenait, la mémoire de Julia se réveillait doucement alors qu’elle ne s’y attendait plus.  Quel avait été le déclic?  Peut-être ce documentaire à la télévision?  Elle avait dévoré les images des yeux et chaque phrase du commentaire s’était imprimée dans sa tête avec force, bousculant sa mémoire, douloureusement, faisant resurgir des détails pénibles ou heureux, forçant les boucliers qui l’avaient protégée jusque là à s’écarter et à laisser filtrer les images.

Le petit film avait montré la joie sans limites de la libération: tous ces soldats magnifiques, les jeunes filles se jetant à leur cou, les enfants accrochés aux chars et aux jeeps, les plus âgés, hilares, les yeux pleins de larmes de reconnaissance, les mains serrées, les regards, les cris, les chants, les drapeaux tricolores aux fenêtres, les petits bals improvisés un peu partout à la hâte, animés par des orchestres hétéroclites déversant des musiques colorées sur lesquelles s’essoufflaient des chanteurs au talent incertain, les paquets de cigarettes, les chewing-gums et les chocolats lancés à la foule, les bas nylon discrètement distribués aux jeunes femmes ravies, et enfin, Julia avait pleuré.  Serrant très fort les paupières, elle s’était vue participer à la liesse générale, danser avec un bel inconnu, s’accrocher au bras d’un sergent moustachu, poser pour une photo et sursauter de surprise lors de l’explosion de la poudre lumineuse.  "J’ai raté tout cela" songea-t-elle avec amertume.

Pendant ces dernières années, son cerveau avait tout occulté, les durs reproches de son fils avaient soulevé un coin du voile posé sur sa mémoire.  Quel triste anniversaire elle avait eu.  Son Henri avait sans doute un peu trop apprécié le Porto de 5 ans d'âge qu'elle avait ouvert pour l'occasion.  Il était venu seul avec, comme chaque année, un énorme bouquet de fleurs des champs dont il avait laissé le choix de la composition à la fleuriste, et un gros ballotin de pralines au lait et à la crème fraîche, les préférées de Julia.

Roxanne comme toujours avait apporté son savoir-faire en préparant le repas et avait choisi un Saint-Honoré sur lequel elle avait placé des bougies en forme de chiffres.  Marie lui avait donné un grand sac plein de romans d'amour qu’elle avait dénichés sur une brocante.

Très vite cependant, malgré toute la bonne volonté des filles pour que la petite fête se déroule dans une ambiance chaleureuse, la discussion avait tourné au vinaigre.  Elle avait essayé de réfuter les accusations d’Henri, elle n’avait pas compris de quoi il parlait.

Lui avait frappé du poing sur la table et était parti en claquant la porte laissant derrière lui ses sœurs interloquées, cherchant des réponses dans les yeux de leur mère.  Yalcin et Lolita gênés avaient repris une conversation interrompue sans en retrouver le fil et s’étaient intéressés au contenu de leurs assiettes respectives tout en regardant leur arrière grand-mère du coin de l’œil, regrettant que leur maman ne soit pas là pour les sauver de cette situation inconfortable.  Dana était en effet restée chez elle pour s’occuper de leur papa, Bertrand, souffrant depuis plusieurs jours d’une méchante grippe.  Ils étaient donc venus avec leur grand-père et se demandaient à présent comment ils allaient rentrer chez eux.

Les choses terribles qu’il lui avait reprochées s’étaient accrochées aux pensées de Julia.  "Il a rêvé" murmura-t-elle, "je n’ai jamais été comme ça".

Refoulant une larme, Julia se rafraîchit le visage et vérifia que les robinets étaient bien resserrés pour qu’ils ne laissent pas couler d’eau.  Elle se passa un rapide coup de peigne dans les cheveux et coupa la lumière après avoir tourné la vanne thermostatique du radiateur.  Elle devait absolument réduire toutes ses dépenses.  Sa pension n’était pas lourde et rien ne diminuait.  "Fichu euro" se dit-elle, "ils nous ont bien eu avec cette saleté".  Elle ferma la porte tout doucement, comme si elle avait eu peur, en faisant trop de bruit, de réveiller quelqu’un qui dormirait dans la pièce à côté.  Une vieille habitude; depuis longtemps plus personne ne partageait sa vie, la grande maison était vide et triste, plus de rires d’enfants, les cris, les disputes lui manquaient terriblement, "c’était toujours mieux que de parler toute seule" pensa-t-elle.

Se tenant fermement à la rampe, elle descendit lentement les marches de l’escalier en bois dont quelques unes craquèrent sous son poids, quinze, seize, …  Julia chantonna "tout doucement… des sentiments différents… et faire de sa vie un enfer…".  Elle s’arrêta sur la dernière marche pour reprendre sa respiration et attrapa sa vieille canne en bois ornée d’un médaillon en cuivre représentant une tête de cerf, qui l’attendait sagement appuyée contre le chambranle de la porte de la cuisine.  Elle descendit la dernière marche, posant avec précautions le pied gauche sur le carrelage humide.  Son autre main, moins sûre, s’empara du vieux balai qui l’aidait à garder un semblant d’équilibre.  Le pied droit ayant rejoint le pied gauche, elle abaissa la poignée de la porte avec le coude puis l’ouvrit en grand à l’aide de sa canne et entra dans la pièce.  Julia se fit passer du café et s’en servit une tasse avec une généreuse lampée de lait, déposa quelques spéculoos sur une petite assiette et resta debout pour déguster le tout, calmement, en prenant son temps.  Ses jambes la faisaient souffrir mais moins que lorsqu’elle marchait ou voulait se relever, alors, elle évitait de s’asseoir si ce n’était que pour quelques instants.  Ensuite, elle se dirigea à petits pas vers le salon, s’aidant de sa canne et de son balai et s'installa dans son fauteuil préféré.  Sur la petite table traînaient encore son thermo et sa tasse de la veille.  Elle la remplit et constata que le breuvage était froid, fit une moue de dégoût et la reposa en fermant les yeux.  D’un geste machinal, elle saisit la télécommande et des voix anonymes envahirent la pièce.

Ses idées s'envolèrent vers un autre pays, une autre époque, une autre vie.

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 25/10/2019

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