Chapitre 18 - Je suis malade

Henri regardait sa montre dont les aiguilles ne semblaient pas avoir bougé puis vérifia à l'horloge vénitienne accrochée au-dessus du divan.  Le silence de la pièce lui pesait.  Il alluma la radio où passaient des chansons des années 60. Il se souvint avoir eu un choc lorsqu’il avait entendu pour la première fois la chanson de Serge Lama.  Les paroles lui collaient parfaitement, il aurait pu les écrire, elles avaient réveillé en lui des souvenirs pénibles et ravivé sa rancœur.  Il s’en était nourri ensuite au fil des ans pour justifier ses actes et ses échecs.

Le regard d’Henri passa de l’horloge aux aiguilles figées à sa montre.  Il soupira: "Encore un truc à réparer pour ma pomme!"  Tout se déglinguait, Julia ne voulait pas acheter du neuf et demandait à Henri de remettre en état les vieilles choses auxquelles elle tenait.  S’il n’y arrivait pas, il lui fallait batailler longtemps avant de lui faire admettre que c’était encore juste bon pour la poubelle mais elle ne jetait rien.  Tout était entassé dans le garage et elle savait exactement ce qu'il y avait et où se trouvait chaque chose.

Il aperçu la petite photo coincée entre le pied de la table et le bas du fauteuil et l’attrapa du bout des doigts.  Il fixa longuement le petit garçon en culotte courte maintenue par des bretelles barrant une chemise à carreaux, dont la main était serrée dans celle d’une jolie jeune femme souriante.  Son regard se durcit en regardant l’autre jeune femme à gauche de sa mère, la tenant par le bras en défiant l'objectif.  Elles étaient habillées comme des jumelles et donnaient l’impression par leur sourire que rien jamais ne pourrait entamer leur joie de vivre.  Henri ne savait plus de quand exactement datait cette photo.  Il se souvenait pourtant très bien de cette femme.  Comment pourrait-il jamais oublier ce jour funeste où Rachel était venue rendre visite à sa maman?  Elle parlait si fort, d’une voix tellement haut perché, que même en s’enfonçant les index dans les oreilles, Henri, couché à plat ventre sur son lit, avait été obligé de tout entendre. 

Le début de la conversation dont il n'avait rien retenu l'avait incité à se glisser doucement vers la porte entrebâillée, avec précautions pour ne pas la faire grincer, il l'avait attirée légèrement vers lui et un rai de lumière était entré dans la petite chambre en créant des ombres inquiétantes.

"Regarde!" avait-elle crié, ou plutôt "hurlé" se dit Henri, et elle tendait ce disant son bras droit vers Julia en secouant la main, les doigts écartés pour faire miroiter la grosse perle sertie dans un nid de petits diamants qui ornait son annulaire.

Henri avait sursauté, surpris de sa véhémence.  Il avait eu du mal à reconnaître l'employée discrète et si douce de la commune et s'était encore rapproché un peu.

"Regarde!"  Il m’a demandée en mariage.  "Regarde!  Tu vois que c’est un type bien!"  Henri s’était levé et avait entrouvert la porte un peu plus pour regarder lui aussi.  Julia avait admiré la bague, une lueur d’envie dans les yeux.  Henri l’avait vue serrer le poing droit fermé sur son cœur et il avait vu ses mâchoires se crisper, un très bref instant, il avait fait une pas en arrière, surpris de découvrir sur le visage de sa maman à lui, un tel sentiment de rage primitive.

"Ah, si tu voulais" avait minaudé Rachel, "toi aussi tu pourrais avoir un homme à tes pieds, n’importe lequel, ils sont tellement en manque."  "Oui sans doute" avait murmuré Julia.  "Tiens, celui-là qui arrête pas de nous payer des verres, tu vois…, avec son costume marron…?" avait ajouté Rachel.  "Oui… peut-être…, tu veux boire quelque chose?"  "Oui, si tu as de quoi me mettre suffisamment en forme pour tout à l’heure!"  Et Rachel avait éclaté d’un rire gras, tonitruant, vulgaire.  "Oh, ma pauvre fille, si tu voyais ta tête!"  "Henri va nous entendre" avait soufflé Julia.  "Mais non, il dort, et puis il ne comprendrait rien à tout ça!".  Henri voyait, entendait mais c’était vrai qu’il ne comprenait pas.  Il avait doucement refermé la porte et était retourné se coucher comme un brave gamin qu’il était, pour ne pas embarrasser sa mère.

A partir de là, Julia avait commencé à s’absenter plus souvent, elle ne venait plus le chercher à la sortie de l’école aussi régulièrement, s’intéressait moins à ses devoirs, négligeait de le faire réciter.  Henri avait arrêté ses paris avec Mario de crainte de voir fondre trop vite son petit pécule.  Julia n’était même plus toujours là quand il rentrait et quand elle revenait enfin, elle n’avait plus les bras chargés de paquets et il savait qu’il était inutile dorénavant de chercher dans le fond de son panier la petite douceur qu’elle avait pris l’habitude d’acheter rien que pour lui.  Les armoires se vidaient, les repas se faisaient moins savoureux. 

La commode de Julia était de plus en plus chargée de petits flacons de vernis de toutes les couleurs, de bâtons de rouge à lèvres assortis et de crème diverses.  Les tiroirs regorgeaient de dessous aux couleurs vives et une planche entière de sa garde-robe était recouverte de divers vêtements en soie.  Henri se souvenait, tout était gravé.

Henri revoyait leurs instants de complicité lorsqu’ils s’installaient sur le petit balcon et qu’ils observaient la vie des autres dans les appartements des étages plus bas, qu'ils retenaient leurs rires et pouffaient en se regardant, les yeux interrogateurs, essayant de répéter des mots ou des phrases qui venaient d’être prononcés par ils ne savaient pas très bien qui, ni dans quel contexte et qu’ils faisaient semblant d’y répondre de la façon la plus comique possible, parfois à haute voix en reculant un peu pour ne pas être vus, la sensation d'avoir été quand même entendus les faisait rire parfois jusqu'aux larmes.  Il se souvenait avec quelle ferveur sa maman aimait à entourer leur unique petite plante verte d’attentions pour qu’elle lui donne au-moins une petite fleur blanche au début du printemps.  Il l’admirait lorsqu’elle grimpait sur une chaise de cuisine pour nettoyer les vitres, décrocher les rideaux et les rependre après les avoir lavés à la main dans sa grande bassine blanche bordée de bleu.  Elle lui avait appris à placer adroitement des restes de nourriture et des mies de pain dans la corniche et s’était ému de voir se précipiter les oiseaux les plus divers sur ce festin.  Il avait été fier d’entendre sa mère nommer les différentes espèces et lui en expliquer les particularités, comme par exemple la migration des hirondelles.  Les rideaux étaient devenus grisâtres, les oiseaux s’étaient faits plus rares, la jolie plante s’était flétrie et la fleur blanche n’avait plus eu la force de s’épanouir.  La fenêtre dont les vitres s’obscurcissaient était restée fermée sur la vie des autres qui ne les intéressaient plus.

Henri ne disait rien, il ne posait pas de questions, il profitait au mieux de sa présence lorsqu’elle était là.  Il avait appris à lessiver lui-même le linge dont il avait besoin, à se préparer un repas quand il en avait assez des tartines à la confiture et qu’il voulait manger chaud.  "J’étais devenu le champion de l’omelette au lard et le roi de la pomme de terre vapeur" se dit-il en souriant malgré lui.

"Je suis malade …" chantonna Henri.

Un soir, elle était entrée dans sa chambre et s’était assise près de lui sur son lit.  "Ecoute mon chéri" avait-elle commencé d’une voix douce, "maman doit partir ce soir et elle ne veut pas que tu fasses des bêtises, alors, elle va être obligée de t’attacher, comme ça, il ne pourra rien t’arriver".  Surpris, Henri s’était laissé faire, persuadé que rien de mauvais ne pouvait venir de sa petite maman.  Elle lui avait lié les mains et les pieds avec une grosse corde dissimulée jusque là sous son gilet, tout en laissant une bonne longueur entre chaque nœud et elle en avait fixé l’extrémité solidement à la tête du lit.  Elle avait déposé un pot de chambre à côté de la table de nuit.  "ça, c’est pour éviter les accidents".

"Comme quand ma mère partait le soir …"

"Alors, ça y est?"  C'était Rachel."Tu crois que c'est vraiment nécessaire?" interrogea Julia.  "Evidemment, c'est in-dis-pen-sa-ble!" rétorqua Rachel.  "D'accord, oui, j'arrive!"  Julia était sortie doucement comme elle était entrée.  Henri l’entendit chantonner en se préparant avec en arrière-plan les murmures impatients de son amie qui faisait les cent pas, "on va être en retard…" avait-elle éructé à plusieurs reprises. 

Cette première fois, Henri s’était endormi très facilement.  Ensuite, les sorties s’étaient faites de plus en plus longues.  Il se réveillait souvent, à cause de la corde qui le mordait malgré le morceau de tissu dont Julia prenait soin de l’entourer.  Des marques étaient apparues aux poignets et aux chevilles et au bout de quelques semaines, elles étaient devenues permanentes.  Henri en était un peu honteux, il se disait que s’il avait été plus sage, plus digne de confiance, sa maman n’aurait pas été obligée de l’attacher pour son bien et il n’osait parler à personne de ce traitement particulier… ni d'ailleurs des attentions particulières que Rachel lui prodiguait lorsqu'elle venait discrètement s'asseoir près de lui alors que Julia se préparait, attentions qu'il redoutait et attendait cependant tant cela était nouveau et agréable tout en lui laissant un sentiment désagréable et malsain lorsqu'elle se faufilait silencieuse par la porte lui envoyant un baiser de son sourire bizarre.

Qui d’ailleurs l’aurait écouté?

"Et qu’elle me laissait seul avec … mon désespoir…"

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