Henri frissonna, il remonta la couette jusque sous son menton et ferma les yeux. Il se souvenait de tout. "Maman est restée sept jours dans le coma. Je suis resté près d’elle, tout le temps. Je dormais dans le grand fauteuil inconfortable et froid à côté de son lit". Il se souvenait de la jeune infirmière qui lui avait montré où se laver. Elle lui avait apporté à manger et à boire, lui avait appris des prières différentes dans lesquelles il avait mis tout son cœur pour que sa maman lui revienne. Lors des visites de l’homme en noir et de sa collègue qui entraient, consultaient le dossier de la patiente fixé au pied du lit et repartaient sans avoir prononcé un seul mot, Henri se recroquevillait au maximum dans son fauteuil et faisant semblant de dormir. "Puis, de façon inattendue maman s'est réveillée. Quelle émotion!" Il l'entendait encore prononcer ses premières paroles: "Henri, mon petit Henri, tu es là?" Il sentit des larmes s'accumuler sous ses paupières en revivant cet instant où éperdu d'amour il s'était jeté sur elle pour la serrer contre lui. "Eh gamin, attention aux fils!" avait crié l'infirmière en riant. Cette journée-là avait été un miracle, comment avait-il pu oublier? A présent, lui revenait aussi que dès le lendemain de son réveil, deux policiers en uniforme étaient venus pour tenter d’interroger sa mère. Dissimulé derrière un paravent, Henri avait suivi toute la scène. Le médecin leur avait confirmé qu’elle souffrait d’amnésie passagère et que la mémoire lui reviendrait sans doute progressivement mais que quelques cellules étaient irrémédiablement détruites. Henri l’avait entendu ajouter: "c’est vraiment un miracle, après avoir été projetée avec autant de violence sur un mur!". "Oh, le mur n’était pas solide" dit un des policiers. "Le conducteur de la jeep lui, il est pas beau à voir…" dit l’autre, "pauvre gars…alors elle va s’en sortir?". "Oui, oui, sans aucun doute". "Il n’y a pas de justice " avait conclu le policier.
Henri savait pertinemment que sa maman aujourd'hui n’avait toujours pas récupéré toute sa mémoire.
Il revivait sans fin les années qui avaient suivi, nourrissant sa mémoire au fil des ans de toutes les informations possibles, il avait dévoré avec avidité toutes les documentations trouvées dans les bibliothèques, au hasard de brocante, dans les arrière-boutiques des librairies de quartier.
Il avait compris que les pays avaient timidement dû renouer des relations économiques malgré les manifestations nationalistes et les commémorations qui n’étaient pas toujours du meilleur goût. La joie de la libération était loin, les tourments de la guerre presque oubliés. La chasse aux responsabilités s'était ouverte, une sorte de compétition, c’était à qui avait pu dénicher le plus de traîtres pour prouver sa loyauté à la nation, à qui pouvait raconter les petites histoires les plus "spéciales", de celles horrifiant le bon peuple et jetant l’opprobre sur ceux qui avaient vu sans réagir.
Les plus malins avaient rassemblé les témoignages, les photos, les courriers et parcouru les anciens champs de bataille à la recherche de reliques. Certaines histoires demeureraient cependant à jamais marquées dans la mémoire inconsciente de ceux qui avaient trop souffert et ne voulaient plus se souvenir, croyant que leur silence préserveraient ce qui leur restait de dignité, elles ne seraient jamais racontées, on n’en ferait ni un best-seller, ni un film ou un feuilleton aux épisodes à rallonge, elles seraient enterrées avec ceux qui les avaient vécues. Ainsi beaucoup de vérités seraient éternellement cachées alors que d’autres étaient déformées par la souffrance, enlaidies ou enjolivées selon l’état d’esprit de qui les exprimerait, les entendrait et les retranscrirait.
Julia, et Henri à travers elle, avait dû endurer les regards en coin, les sous-entendus moqueurs et les chantages malsains, sans arguments pour se défendre, lui trop jeune, elle, trop faible.
"Par moments" dit Henri à haute voix," sa raison usée se bloquait littéralement, volontairement ou non, et elle semblait absente, s’isolant dans une bulle, même quand elle était entourée de personnes n’ayant aucun a priori envers elle" il se souvenait comment elle avait renoué de loin en loin avec quelques membres de sa famille mais n’avait pas désiré établir de relations permanentes. Henri se remémorait les longues journées vides de sa présence aimante. Le plus souvent, elle revenait sans même réaliser avoir été absente plusieurs jours. Henri ne sut jamais où elle avait bien pu aller en ces occasions ni ce qu’elle avait fait. Il s’était toujours débrouillé pour que personne n’en sache rien de crainte qu’on ne les sépare. Sa maman était aussi "absente" quand elle était là, les troubles dont elle souffrait coupaient ses élans vers lui. Julia réalisait après coup que le petit Henri pleurait, qu’il présentait des bleus sur les bras et sur les jambes, qu’il avait faim. Alors, pendant quelques jours, quelques heures, parfois quelques minutes, elle redevenait une vraie maman, celle qu’Henri aimait tendrement, pour laquelle il voulait tout affronter, et il ne lui disait pas qu’elle était responsable de ses tourments, malgré son insistance à vouloir connaître la vérité. Puis, ça recommençait, elle était cette fois une petite fille, à laquelle Henri ne pouvait rien demander ou une adolescente qui sortait le soir pour aller danser et boire dans les cafés. Elle se transformait parfois en une terrible sorcière dont Henri avait peur. Il avait appris à repérer les signes précurseurs des changements et à agir en conséquence. Il grandissait, vaille que vaille. Il n’en avait jamais soufflé mot, ne s'était confié à personne.
Les hommes en uniforme n’étaient plus venus, déçus sans doute du peu d’informations qu’ils recueillaient. Henri avait été bien content de ne plus jamais les revoir. Très tôt, il avait été obligé d’effectuer des petits boulots à la sauvette pour gagner de quoi acheter quelques petites choses indispensables pour l’école, mais aussi un peu de nourriture. Les armoires étaient toujours pratiquement vides et lorsque Julia avait faim, elle ne se rendait même pas compte qu’elle n’avait pas acheté elle-même ce qui s’y trouvait. Il était devenu le champion du troc et de la débrouille. Comme il était très intelligent, il faisait les devoirs de quelques autres élèves qui le payaient en nature, ou alors, il entretenait le jardin d’un voisin au lieu d’aller à l’école pour que Julia ne se rende compte de rien. Très doué en dessin, il avait réussi en faisant du porte à porte à vendre quelques unes de ses œuvres à des âmes un peu plus charitables que les autres. "Un jour, je serai célèbre" leur disait-il, "vous verrez, c’est un bon investissement!" Il se souvenait combien il avait été fier jadis de marcher avec sa maman dans la rue, la main dans la main ou accroché à son bras, conscient des regards admiratifs posés sur elle, sa maman à lui.
Puis elle était devenue une étrangère. Des fois, il l'avait haïe, à d’autres moments elle lui avait fait pitié. Avec le temps, il s’était habitué, adapté à ses propres sentiments contradictoires, il avait survécu, coincé avec elle dans leur petit appartement sans confort.
Henri se secoua et fourra brusquement les photos dans le tiroir. Il en avait fini avec cette époque. Il ne voulait plus y penser. Refermant là sa mémoire, il se prépara sans hâte pour recommencer une journée ordinaire. Sans trop savoir pourquoi cependant, pris d'une impulsion subite, dès son café du matin avalé, il décida d'aller s'excuser. Mais il s'arrêta à 500m de la villa maternelle, le cerveau bloqué.