Chapitre 11 - Comme d'habitude

Julia ouvrit les yeux quelques secondes avant la sonnerie.  Malgré l’énergie qu’elle avait voulu mettre dans son mouvement, elle ne fut pas assez rapide pour couper le contact du radio réveil avant qu’elle ne se déclenche.  Elle en eut un soupir de mauvaise humeur.  Elle n’aimait pas les sonneries stridentes de ces appareils modernes, mais son vieux réveil matin mécanique l’avait réveillée pour la dernière fois la semaine dernière.  Julia l’avait maladroitement renversé, il avait rebondi sans mal sur la carpette en laine nouée et dans un premier temps, Julia avait poussé un "ouf" de soulagement, mais il avait ensuite atterri sur le dur balatum aux couleurs passées de la chambre et un ressort en avait surgi prestement, comme libéré de toutes contraintes, pour aller se dissimuler quelque part sous la grande garde-robe à cinq portes, aux pieds si courts qu’il était impossible de glisser la main dessous.  Julia avait entendu la sonnerie mourir lentement, pour se terminer en une sorte de râle métallique de plus en plus sourd, avec un ultime tintement un rien plus léger.  Henri avait réussi, à sa demande insistante, à récupérer ledit ressort à l’aide d’un manche de brosse et avait ramené avec lui une famille entière de moutons de poussière dans lesquels il retrouva trois boutons, un bonbon à la menthe craquelé, un timbre collé sur le coin déchiré d’une enveloppe, un morceau d’emballage méconnaissable, une punaise rouillée et un croûte de pain moisie.  Il était tant bien que mal arrivé à replacer le ressort, avait refermé le boîtier et remonté le mécanisme mais rancunier, le réveil ne voulait plus se laisser faire, il ne réagissait plus aux tours de remontoir saccadés que Julia infligeait à la petite clé fichée dans son dos, refusait de remettre en route son tic-tac rassurant, restant figé sur son heure dernière, la narguant de son regard chiffré.

Le rituel du matin terminé, Julia se rendit dans le living, après avoir descendu les escaliers toujours à petits pas prudents et comptés, appuyée d’un côté sur sa canne et de l’autre à son balai fidèle.  Elle regarda, en passant, avec tendresse et nostalgie, les photos bien alignées sur le buffet et les bibelots, dont chacun lui rappelait un anniversaire ou une fête des mères.  Elle s’assit sur une des six chaises cannelées disposées autour de la grande table en chêne clair de type espagnol ("aie, faut que je mette un coussin là-dessus, ça fait mal au pète !") et entreprit de dépouiller le courrier en souffrance qu’Henri y avait déposé.  Malgré les problèmes qu’elle avait à se déplacer, Julia gardait une acuité intellectuelle intacte et aimait à entretenir son cerveau et sa mémoire.  D’un côté, elle plaça les factures (elle demanderait à Roxanne d'aller les payer au bureau de poste car elle n'avait aucune confiance dans le système des domiciliations bancaires), de l’autre, les publicités (qu'elle découperait soigneusement pour qu'elles prennent moins de place dans le sac spécial où elles échoueraient) et devant elle, empila les enveloppes émanant d’organismes de vente par correspondance dont elle allait examiner attentivement le contenu pour ne pas risquer de manquer la moindre offre susceptible de la faire participer à un concours alléchant.

Ainsi, depuis des années, elle avait espéré gagner le gros lot et dans ses armoires s’entassaient des articles divers, sinon inutiles, à tout le moins superflus, achetés dans l’espoir que son bon de commande soit enfin tiré au sort et validé, puisqu’à chaque fois ou presque, elle avait été "l’unique détentrice du numéro gagnant qui ne serait validé que si elle commandait endéans les 10 jours" et "qu’à coup sûr, un magnifique cadeau lui avait été réservé".  Elle se souvenait entre autres de ce "magnifique set à fondue pour quatre personnes" qui mesurait en fait 8 cm de diamètre et d'une "formidable balance de précision" qui marquait invariablement 110 gr quel que soit l'article qu'elle y déposait.   Peu lui importait finalement de ne pas gagner.  Elle avait si longtemps manqué de l’essentiel qu’elle aimait posséder toutes ces choses accumulées comme autant de trésors, un peu partout dans la maison.  Le simple fait de savoir ses armoires pleines lui causait une sensation de bien-être qui la rendait heureuse.

Après avoir constaté, non sans un certain pincement au cœur, qu’aucun pli personnel ne s'était égaré dans tout cet amas de papiers, "qui peut avoir envie d'écrire à une vieille femme hein Julia?" dit-elle tout haut avec une pointe d'humour, elle se dirigea lentement vers la cuisine, toujours accompagnée des ses fidèles compagnons de bois, où elle mit le percolateur en route et se prépara quelques tartines à la confiture généreusement garnies.  Pour ce faire, elle négligea délibérément les pots de confiture que Roxanne lui avait apportés et leur préféra la confiture achetée par Henri.  "Elle ne met pas assez de sucre, flûte, je lui ai déjà dit combien de fois!"  A nouveau elle avait parlé tout haut et sa voix résonna, insolite, dans la pièce.  Elle rangea les tartines découpées en petits morceaux faciles à attraper dans une boîte hermétique en plastique ("tout n'est pas à rejeter dans le progrès hein Julia, et puis tu n'as pas dû les payer celles-là, qui c'est encore qui les a oubliées ici … tu sais plus?  moi non plus, c'est rien, maintenant elles sont à bibi!"), cela lui permettrait de tenir plusieurs heures sans avoir à se lever en cas de petit creux.  Elle remplit son thermo pompe et l’emporta ainsi qu’une tasse propre, une petite cuiller et le lait.  Elle avait acquis une technique élaborée pour prendre le tout en une seule fois, la bouteille de lait et la boîte coincées sous son bras gauche dont la main était refermée sur le pommeau de sa canne, la cuiller dans la poche de son gilet, le petit doigt glissé dans l’anse de la tasse, les autres serrant fermement le balai et la poignée du thermo qui ainsi penché vers l’avant marquait le chemin parcouru de gouttelettes brunes.

Ainsi harnachée, elle retourna au salon ("allez Julia, mets ton pied là!  Attention à la carpette! Lève ton pied! Doucement, tu as le temps!")  Elle s'encourageait elle-même tout le long de son court mais épuisant trajet vers le fauteuil et n'oubliait pas de jeter un œil tout autour d'elle à chaque pause dont elle avait besoin pour reprendre son souffle, afin de vérifier que tout était bien en place ou pour rafraîchir son souvenir de tout ce qui se trouvait là.  Arrivée à destination, elle laissa tout d’abord glisser le lait et la boîte sur la petite table et posa le reste à côté, elle repoussa du bout de sa canne la tasse déchue vautrée sur le tapis, elle la ramasserait plus tard ("tu ne tomberas pas plus bas, méchante!").

Elle se baissa avec précautions pour prendre les programmes qui s'étaient glissés entre le fauteuil et la table.  Ainsi penchée en avant, les bras pliés appuyés l'un au balai et l'autre à la canne, on aurait dit un oiseau prêt à prendre son envol.  Elle avisa sa boîte à photos, une vieille boîte à couture en bois compartimentée, qu’elle avait déposée au pied de son fauteuil ("tiens, c'est là que tu es toi!").  Elle posa sa canne contre le fauteuil et agrippa la boîte qu'elle souleva en la faisant remonter le long du cuir lisse pour enfin la glisser sur le siège.  Reprenant son souffle, elle s'installa du mieux qu'elle put.  Elle plaça canne et balai à portée de main et dégagea la boîte qui lui meurtrissait le dos pour la caler sur ses genoux, puis actionna le mécanisme pour mettre ses jambes à l'horizontale.

Elle ferma les yeux quelques instants, pas trop longtemps, elle ne voulait pas s'endormir, pas  maintenant.  Elle se servit du café et grignota une tartine.  Julia souleva enfin le couvercle sous lequel elle savait qu’elle allait trouver en premier quelques photos de sa jeunesse et le petit album vantant les "fils et cotons pour ouvrages de dames" que Marguerite lui avait donné.  D'emblée elle constata que quelqu'un avait fouillé dans ses photos dont l'ordonnance n'était pas la sienne et elle secoua la tête de gauche à droite en émettant un son de désapprobation, faisant claquer sa langue à plusieurs reprises contre son palais derrière ses dents serrées de colère contenue.  Le petit album alla rejoindre le couvercle entre elle et le montant du fauteuil et découvrit ainsi une photo qui aurait dû se trouver bien plus profondément dans la boîte.

En se revoyant vêtue de sombre, les cheveux sagement attachés par un nœud en faveur noir, son petit sac accroché au bras gauche, replié comme il se doit à hauteur de la taille, Henri à sa droite lui donnant bien convenablement la main, elle se souvint de ce jour où elle se rendit à la maison communale pour obtenir des papiers et des carnets d’alimentation, comme le lui avait recommandé ce vieux fermier.  Sur le parvis, un photographe de guerre qui n'avait plus rien de mieux à faire, était chargé de prendre des photos des habitants, sorte de propagande d'après guerre pour prouver qu'à présent tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes.  Elle avait dû donner son nom et son adresse et avait reçu cette photo des mois plus tard, glissée dans une enveloppe sans timbre.  Elle se souvint avoir pensé que le gars avait encore bien des kilomètres à faire pour respecter sa parole de remettre une photo à chacun de ceux qui avaient accepté de faire face à l'objectif et de braver l'éclair au magnésium.

Le coup de sonnette fit sursauter Julia.  La jolie boîte glissa de ses genoux et son contenu s'éparpilla sur le tapis.  "Maman, c'est moi!  Je suis avec le docteur!  Ca va?"  Roxanne entra, suivie du médecin qui venait chaque semaine ausculter Julia.  "Bonjour madame, comment se porte-t-on aujourd'hui?"  "On ne se porte pas" murmura Julia "on se supporte…".  Le médecin ne se vexa pas, il avait l'habitude des  personnes âgées.  Roxanne recula le relax et ramassa les photos qu'elle replaça dans la boîte.  "Donne-moi ça" dit Julia.  "Après, quand le docteur aura fini" répondit Roxanne un peu énervée.  Celui-ci trouva Julia plutôt en forme et renouvela simplement les ordonnances.  "Bon, maintenant qu'il est parti, ce charlatan, tu me la donnes cette boîte?"  "Tiens" fit sa fille en la posant durement sur ses genoux.  Roxanne s'occupa de mettre un peu d'ordre, elle fit la petite vaisselle, arrosa les plantes, mit une lessive en route, plia le linge propre.  Pendant ce temps, Julia avait mis quelques photos dans le petit album qu'elle avait placé sur la table à roulettes et sélectionné une dizaine de photos.  "Roxanne, donne-moi une enveloppe!"  "Oui, j'arrive maman, il n'y a pas le feu!"  Julia glissa les photos dans l'enveloppe jaunie que Roxanne avait dénichée dans le tiroir du secrétaire.  "Ecris Henri là-dessus! C'est  pour lui donner, quand il viendra … s'il vient encore…"  Une petite larme se forma dans le coin de son œil droit.  Julia renifla.  "Tu es enrhumée?" s'inquiéta Roxanne.  "Non va, laisse-moi maintenant."  Roxanne embrassa sa maman sur la joue en faisant éclater bruyamment ses lèvres.  "Aie mon tympan!" dit Julia en riant, "grosse bête va, allez file!"  Roxanne sortit et ferma soigneusement la porte à clé.  Julia put alors en toute quiétude se laisser aller à la suite de ses souvenirs.  "Où j'en étais?  Oui oui, je vois…"

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