La consultation
Le trajet pour aller chez lui était un calvaire. L’attente, dans la petite salle qui sentait le vieux bois, la peinture défraîchie et la poussière accumulée dans les lourdes tentures et les rideaux surannés bordés de dentelle, était longue, mortelle, ennuyeuse.
Immobiles sur les inconfortables chaises de style, nous n’avions même pas le loisir de pouvoir feuilleter les revues mises à la disposition des patients ; c’étaient des publications pour les adultes et maman était très stricte à ce sujet. De toute façon, elles ne nous intéressaient pas. Dans notre tête, nous voyions défiler le film de la visite, standard, toujours le même, toujours la même voix désagréable qui poserait des questions que nous ne comprendrions pas et auxquelles nous répondrions par monosyllabes en regardant, désespérées, maman dans les yeux. Dans ces moments-là, elle ne nous semblait plus la même, elle était sa complice.
Nous étions à chaque fois mortifiées, il nous obligeait pour le moindre petit mal de gorge, à nous dévêtir complètement, sauf la petite culotte, heureusement, à laquelle nous nous raccrochions, honteuses. Il nous palpait partout avec les mains, avec des appareils qui nous semblaient barbares et dont le métal glacé nous agressait. Nous n’osions pas nous regarder, c’étaient les seuls moments où l’une et l’autre, nous aurions pu entrevoir un peu de la nudité de l’autre, ce n’était pas dans nos habitudes. Nous en voulions beaucoup à maman d’avoir choisi ce vieux médecin qui nous rebutait, mais elle était contente de son choix, je crois qu’il lui faisait payer une seule consultation, et de plus, il avait été le médecin attitré de papa. Le pire, c’est quand il venait chez nous, nous nous sentions prises au piège, impuissantes, le plus souvent clouées au lit avec une forte fièvre, car quand nous pouvions nous déplacer, maman n’hésitait pas, une consultation chez le médecin, c’était moins cher qu’une visite à domicile. Cela nous semblait une incursion incongrue dans ce que nous avions de plus secret : notre chambre, avec tous nos petits trésors de petites filles.
Avec le recul, je me dis que c’était peut-être un homme normal, un type bien, qu’il aimait son métier, qu’il faisait ce qu’il fallait. Moi, j’en avais des cauchemars, longtemps après encore que maman ait, au hasard d’une garde dominicale, préféré un autre docteur. Celui-là était différent, il nous plaisait, nous sentions qu’avec lui, nous pouvions avoir confiance. L’instinct des enfants est-il plus fiable que la crédulité des adultes ?
Il n’y a pas si longtemps, quelques années tout de même, maman nous a annoncé le décès de notre ancien médecin abhorré. Quarante ans après, j’ai regardé ma sœur dans les yeux, j’y ai vu toujours la même gêne. Je lui ai simplement demandé : « tu te souviens ? ». Elle a détourné les yeux après avoir scruté les miens d’un air interrogateur et effrayé. Puis, nous avons parlé d’autre chose …Et puis un jour, j’ai eu envie de tout raconter, pour ne plus jamais y penser.