Voyage en France

Dès les premières minutes, un sentiment d'irréalité s'était installé dans le car.  La musique diffusée par les petits haut-parleurs individuels était comme assourdie et semblait venir de très loin. "En passant par la Lorraine avec mes sabots …".  Après nous avoir comptés, l'hôtesse nous gratifia d'un sourire qu'elle voulait charmeur mais il ressemblait plus à un rictus de satisfaction malsaine.  De retour à l'avant, elle s'empara du micro qui émit quelques sifflements aigus me vrillant le cerveau.  J'étais comme déconnectée du monde qui se déroulait tout autour du car allant à vive allure vers notre destination.  Pourquoi diable avais-je participé à ce concours?  Comment avais-je trouvé toutes les bonnes réponses?  Par quel coup du sort avais-je fait partie des cinquante élus?  En regardant autour de moi, je vis dans les regards inquiets que d'autres se posaient les mêmes questions.  Cinquante individus, seuls, personne n'osant parler à personne.  De toute façon, notre accompagnatrice n'arrêtait pas de pérorer, coupant toute velléité de contact entre nous.  Elle nous parlait de l'Alsace et de ses cigognes auxquelles on avait ôté l'instinct migrateur pour les protéger des chasseurs d'Afrique du Nord.  Elle nous vantait la beauté de Strasbourg, la saveur du Munster et la délicatesse du Tokay Pinot Gris.  Chacune de ses phrases cependant, était ponctuée d'un petit rire et je pouvais imaginer ses yeux brillant de façon inquiétante et se reflétant dans l'immense pare-brise.  Elle nous engourdissait de dates et d'événements historiques, de noms de monuments célèbres, de rois, de batailles.  Sa voix, toujours sur le même fond sonore, "En passant par la Lorraine …", se faisait par instants profonde et chaude et j'étais transportée aux différentes époques évoquées, je souffrais avec son peuple sous le joug de l'occupant et je faisais la fête avec lui lors de la libération.  Je planais avec les grands oiseaux noirs et blancs par-dessus les vallées et les monts verdoyants des Vosges, et je me posais avec eux, les pieds rafraîchis par l'eau claire d'une rivière d'argent que je buvais goulûment avant de repartir vers le soleil.  J'étais attablée dans un restaurant décoré à l'ancienne en compagnie d'amis sans visage.  Le patron, à l'accent légèrement saccadé, déposait devant moi une assiette agréablement odorante garnie de paupiettes de magret de canard aux petits légumes et versait ensuite dans le verre en cristal finement ciselé placé devant moi, un nectar choisi surnommé le Seigneur de la Vallée.  A peine l'eus-je goûté qu'une intense chaleur m'envahit tout entière et je fermai les yeux pour savourer ce moment de plaisir jusqu'à la dernière seconde.  Je me mis à rêver que je partais en voyage organisé vers une destination inconnue.  Lorsque j'ouvris les yeux, un paysage régulier de prairies bordées d'arbres défilait derrière la vitre du car.  A côté de moi, mon voisin était en grande conversation avec Louisa, notre guide et accompagnatrice.  Il lui demandait avec une pointe d'angoisse quand il y aurait un arrêt pour se dégourdir les jambes et boire un café.  Il voulait savoir pourquoi nous ne pouvions pas nous lever, pourquoi personne ne parlait à part elle, pourquoi il semblait que le paysage ne changeait pas malgré les kilomètres parcourus et d'où venait cette odeur âcre qui piquait les yeux.  Je voulus confirmer que je partageais ces impressions bizarres mais je ne pus émettre aucun son.  D'ailleurs, ils semblaient tous deux ne pas me voir ou ne pas vouloir me regarder ni m'entendre.  Quand notre guide repartit vers l'avant, il se tourna vers moi, me sourit et me murmura: "Drôle de voyage!"  Et il s'endormit.  La musique marqua de sourds battements, la mélodie disparut, il ne resta qu'un rythme saccadé, "a - vec - mes - sa - boooots", pénétrant mon cerveau engourdi, je sentis les battements de mon cœur se mettre en harmonie avec ceux des haut-parleurs.  Je me laissai guider dans une torpeur moite et je me sentis transpirer intensément.  J'aurai voulu échapper à cette atmosphère oppressante, ne plus voir se dérouler cette autoroute interminable.  Me lever, courir, rentrer chez moi, prendre une douche tiède et savourer une boisson chaude en écoutant des airs familiers.  De très, très loin, j'entendis prononcer mon prénom.  D'abord tout doucement, puis de plus en plus fort.  Je sentis une pression sur ma main et quelque chose dégagea mon front des cheveux collés de sueur qui s'y étaient accrochés.  J'ouvris les yeux, péniblement.  La lumière éblouissante des néons me blessa quelque peu.  Le paysage avait changé.  Nous traversions le Col du Bonhomme que j'avais maintes fois admiré dans les dépliants touristiques.  Donc, nous avions enfin fait du chemin!  Un panneau indicateur m'apprit que nous retournions vers la Belgique.  Il faisait de plus en plus clair, le soleil était de plus en plus chaud.  J'écarquillai les yeux, et je rencontrai le regard anxieux de ma sœur cherchant le mien et prononçant mon prénom d'un ton de plus en plus vindicatif.  Notre hôtesse revêtue cette fois d'une blouse blanche me regardait en souriant et gonflait la poire du tensiomètre.  L'odeur âcre était toujours présente.  De la pièce voisine venait un air connu: "Il était un petit navire, …"  Devant mon regard interrogateur, celle que je croyais s'appeler Louisa me dit qu'une petite fête d'anniversaire était organisée pour un petit garçon atteint d'une maladie grave, dans la pièce à côté de la salle de réveil.  La salle de réveil?  Le paysage fixe maintenant n'était que murs, portes, plafond et tentures blancs.  Je tournai la tête vers la fenêtre à travers laquelle on pouvait voir une magnifique pelouse verte bordée de marronniers.  A côté de moi, couché dans un lit pareil au mien, un jeune homme ressemblant étrangement à mon voisin de voyage me dévisageait, les yeux emplis de fièvre.  Il articula, la voix un peu rauque: "Drôle de rêve!"

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