La pomme
Il paraît que la pomme ne tombe jamais très loin de l’arbre.
Un jour, une petite pomme un peu trop ronde, boudée par ses sœurs bien faites, décida de quitter l’abri rassurant du feuillage. Elle s’agita si bien qu’elle se détacha sans grâce et roula dans l’herbe fraîchement coupée.
Par un hasard heureux, elle traversa d’une traite la haie clairsemée, glissa sur le gazon voisin en pente légère et rejoignit un autre camp, d’autres congénères. Certains d’entre eux déjà blets tentèrent en vain de freiner l’impudente, d’autres, à peine mûrs, se laissèrent tomber promptement, tentant d’atterrir devant elle pour l’effrayer. Rien n’y fit, elle se cala entre deux pommes magnifiques qui se détournèrent dédaigneuses.
Ramassée avec elles, elle se retrouva dans le même panier. A force de courbettes, elle lia enfin des amitiés, rêva avec elles de l’avenir, fit mille promesses qu’elle savait pourtant ne pas pouvoir tenir. Autour d’elle quelques unes de ses sœurs se couvrirent de tâches brunâtres et elle pria le ciel qu’elles s’éloignent bien vite car elle voulait garder intacte sa robe rouge de reinette piquetée d’étoiles dorées.
Elle avait mûri pourtant et formait des vœux pour être adoptée par qui saurait l’aimer.
Du camion qui l’emportait, elle et les autres privilégiées, elle fut soulagée de voir toutes ces sottes atterrir sur un tas de fumier et se faire picorer par des coqs et des poules sans pitié.
Si le chemin fut long, il ne fut pas désagréable. Elle devisa gentiment avec ses nouvelles camarades en mettant en avant sa culture et sa bonne éducation. Elles se donnaient du « ma chère » et évoquant les malheureuses fraîchement abandonnées « nous ne sommes pas du même monde ! … Ce sont vraiment des poires ! » Elle fit preuve d’une belle faculté d’adaptation et aucune des autres ne devina jamais d’où elle venait vraiment.
A l’heure du choix de décideurs unanimes, elle se retrouva serrée avec d’autres copines dans un emballage étouffant, leur donnant bonne mine et prometteur d’un chemin plus avenant.
Installée au hasard dans un luxueux casier, sous la clarté des projecteurs, elle resta muette de stupeur devant la beauté d’inconnues aux couleurs variées.
Elle attendit avec elles, mettant en évidence son plus beau profil. Débarrassée de toutes entraves, elle goûta à la vie en oubliant ses origines, elle prit des couleurs et se montra coquine. Chaque jour elle vit s’éloigner une à une ses nouvelles amies élues par une main hésitante, soupesant celle-ci, caressant celle-là mais ne la touchant pas elle, tremblante du désir de paraître la plus belle et d’être enfin choisie. Et puis au soir d’une journée tranquille, une main se tendit et la saisit fermement. Elle n’eut pas un regard pours ses anciennes amies agacées tout de même de la voir partir. Une pomme plus gaillarde cueillie à même l’arbre se glissa très vite à sa place, elle lui lança un adieu mielleux mais la pomme nouvelle ne leva pas les yeux. Elle avait par hasard croisé quelques trognons qui lui avaient raconté leur fin, leur abandon.
La main la projeta au fond d’un sac en toile où elle fut entourée d’autres fruits moins gracieux. Se sentant balancée par le rythme rapide de l’humain fatigué rejoignant son gîte, elle se prit à rêver d’une nouvelle vie.
Elle eut droit à l’eau froide, à l’essuie-tout rugueux. Ivre de volupté sous la caresse rude, elle plissa les yeux et pria pour que cela perdure. Lorsqu’elle vit s’approcher la mâchoire féroce, elle voulut se révolter, glissa sur le tapis et roula sous une chaise. La main en tâtonnant vint la récupérer et bien que recouverte d’une fine poussière, la croqua à belles dents sans plus s’y attarder, et jeta aux ordures son pauvre cœur blessé.
Que n’était-elle restée tapie près de son tronc pour vivre et mourir d’une saine façon ?
Que lui avait valu ce chemin difficile, tout tapissé d’espoir et de rêves futiles ?
Avait-elle mérité une fin si atroce ?
Si la pomme tombe par tradition, si près de son tronc, ce n’est pas sans raison !
