"Arrête Sonia! Arrête, tu m'embêtes!"
"Mais papa, tu ..."
Il avait l’impression d’étouffer et sentait de l’eau ruisseler le long de son cou et s’insinuer désagréablement sous sa veste de pyjama.
« Mais arrête donc ! »
Il leva le bras droit pour repousser sa fille. Sa main agrippa le vide, il se retourna à plat sur le ventre et son front heurta une matière dure. L’eau entra goulument dans sa gorge. Vivement il releva la tête et se remit lentement sur le dos.
« Sonia ? »
Il l’entendit s’éloigner en riant comme seules les petites filles savent le faire, la tête légèrement rentrée dans les épaules, d’un petit pas sautillant. Il vit son petit pied sortir de la pantoufle et la jambe hésiter, maintenant la fillette dans une position dangereuse à quelques centimètres de la porte entrouverte. Il se leva pour la retenir mais déjà, ayant retrouvé son équilibre, elle avait poursuivi sa route et disparu dans le couloir silencieux. Ses bras retombèrent de part et d’autre de son corps épuisé. Le clapotis de l’eau le berçait doucement. « Qu’est-ce que je fous dans la baignoire ? » Au loin, très loin, il entendait des bruits de tiroirs et de portes d’armoire.
« Bon, il faut que je m’habille, debout, fini le farniente dans le bain ! »
Il se concentra sur ses jambes afin de les replier de façon adéquate pour se relever plus facilement. Ses mains s’accrochèrent aux rebords, il se tira en avant et se retrouva assis.
« Je suis resté combien de temps là-dedans ? L’eau est si froide… »
Il tâtonna sur sa droite, là où devait être accrochée la serviette-éponge qu’il préparait systématiquement avant de se glisser dans la mousse odorante.
« Mais où est donc ce mur ? »
Il battit des bras dans le vide, à gauche, à droite, derrière lui, et ne rencontra pas la présence rassurante des murs nouvellement recouverts de faïence italienne dont Sonia l’avait aidé à choisir les motifs. Du haut de ses huit ans elle avait déjà un goût très sûr en matière de décoration et il se disait que sa carrière était toute tracée, ce qui réjouissait son âme d’artiste et son cœur de père.
« Sonia ! Tu m’apportes une serviette ? »
Un silence pesant fit seul écho à son appel. Il pensait pourtant avoir parlé d’une voix forte. Du bout des doigts il se frotta les lèvres qui lui faisaient mal et recueillit sur ceux-ci une substance douce, gluante et tiède qu’il se hâta de diluer dans l’eau du bain. Une crispation douloureuse lui signala qu’il commençait à avoir vraiment faim.
« Il est grand temps que je sorte de là et que je m’apprête. Sonia ! Tu veux bien me préparer un café ? »
Une petite fée vraiment ! Il en parlait à tous, ses amis, ses collègues et faisait mine de ne pas voir leurs airs entendus parce qu’aussi bien aucun père digne de ce titre n’affirmerait que ses enfants sont des monstres ou des incapables. L’odeur subtile de l’arabica montant jusqu’à lui le rendit plus gaillard.
« N’oublie pas le lait ma chérie ! »
Il entendit s’ouvrir et se refermer la porte du frigo puis la petite cuiller tourner dans le liquide fumant.
« Bien sûr, c’est ma petite à moi, mais elle est vraiment particulièrement douée, elle retient tout, une mémoire phénoménale » avait-il encore expliqué à Sam l’autre soir, exemples à l’appui. Sam avait soupiré et il s’était rendu compte qu’une fois encore il n’avait parlé que de Sonia pendant toute la partie de bowling, indifférent à son propre score, et qu’il n’avait prêté aucune attention aux paroles de son ami qui avait probablement tenté de glisser quelques mots sur sa petite à lui, la jolie Dorothée, compagne de jeux de Sonia. Ces deux là, inséparables complices depuis la maternelle avaient soudé l’amitié entre les deux hommes.
« Mais qu’est-ce que … ? »
Une gerbe d’eau lui avait noyé le visage.
« Ces sels de bain sentent de plus en plus mauvais, je suis resté trop longtemps ».
Il s’en voulait de sa faiblesse. Resserrant les mains sur les rebords glacés, il essaya une nouvelle fois en vain de se redresser.
« Qu’est-ce qui m’arrive ? »
Tout doucement il laissa glisser ses mains dans l’eau. Des picotements désagréables les parcoururent. La paume de sa main droite était particulièrement douloureuse. Il commença à se masser les cuisses pour tenter d’y rétablir la circulation.
« Sonia, tu veux bien venir retirer le bouchon, ma poupée ? »
Une nouvelle fois seul le silence fit écho à sa demande.
« Mais où est-elle passée ? »
Inquiet, il cria le prénom adoré à trois reprises, de plus en plus fort.
« Sonia ? Sonia ? Soooniaaa ? »
Il frappa du poing droit avec rage sur la surface de l’eau où il s’enfonça et atteignit le dessus de sa cuisse avec suffisamment de force encore pour le faire hurler de douleur. Un éclair déchira son crâne.
Il eut l’impression de tournoyer en apesanteur et de s’enfoncer dans le vide, la tête en arrière sans rien à quoi se retenir.
« Mais papa, tu avais promis … »
« Pourquoi tu es méchante, Sonia ? Pourquoi tu ne fais rien de ce que je te demande ? »
« Du calme, respire ! »
Il sentait monter en lui une de ces rages incontrôlables qui s’emparaient de lui à la moindre contrariété. Une de ces colères imprévisibles qui l’avaient empêché d’avoir la garde exclusive de son trésor, malgré sa fortune et tous les amis influents qui étaient intervenus en sa faveur. Brigitte avait gagné. Et en plus, elle lui avait infligé la suprême honte de devoir se soumettre à une séance hebdomadaire chez un psy qui décidait alors si oui ou non il aurait le bénéfice du week-end suivant avec sa fille.
C’était bien son week-end. Il avait enfin accédé à la prière tant de fois renouvelée de sa fille adorée. Elle devait être là, quelque part, toute affairée à préparer son bagage avec soin. Il la voyait plier ses petits vêtements, la langue légèrement sortie de la bouche et repliée sur la lèvre supérieure, signe d’une concentration absolue, pour les ranger dans l’incroyable petite valise rouge qu’elle avait choisie lorsqu’ils étaient allés courir les magasins de la Grande Avenue, en ce fol après-midi de réveillon. Bousculés par une foule indifférente, Sonia ne lui avait pas une fois lâché la main. ça avait été bon de sentir sa petite menotte accrochée à la sienne tout du long même au travers des épais gants en laine qu’il avait réussi à lui faire enfiler. Sonia n’aimait pas se sentir coincée dans quoi que ce soit, elle abhorrait les cols roulés, les bonnets, les moufles, les collants … »je ne sais pas bouger avec ça ! ça m’empêche de respirer ! » et elle tirait sur le col, le bonnet ou l’écharpe pour confirmer ses dires. « Ce qui t’empêchera de respirer, c’est le bon gros rhume que tu vas attraper si tu ne t’habilles pas bien ! » Sonia avait obéi ; comme toujours elle s’était pliée à son autorité, elle comprenait très vite quand elle pouvait discuter, voire marchander, et quand il fallait obtempérer, tout de suite, et se taire.
Elle avait assisté à suffisamment de disputes pour reconnaître le changement de ton dans la voix de son papa qui indiquait le virage vers la colère si la discussion devait continuer.
« Mais papa, tu avais promis de m’emmener cette fois ! »
« Tais-toi ! tu crois que ça m’amuse d’être serré comme ça ? Et puis, tu sais bien, ce n’est pas moi qui décide, ma puce … dis merci à ta mère … pour ça ! »
Le psy lui avait refusé son week-end sous la pression insistante de Brigitte qui avait su argumenter. Sonia l'avait enveloppé d'un regard triste en lui tendant les bras et avait demandé: "Emmène-moi quand même, papa!" Il avait été lâche. Il était monté se réfugier au grenier en claquant les portes derrière lui. Tout en frôlant délicatement de son archet les cordes de son violon, il avait regardé à travers la lucarne la voiture rouler vers l’horizon.
« Sam ? Tu as vu le ciel ? » Sam avait rejeté le plaid qui le tenait au chaud et s’était levé de la couchette. « Tu parles d’une escapade tranquille ! » Sam avait pris la direction des opérations et fermé toutes les ouvertures où l’eau aurait pu s’engouffrer. Lui avait dégagé le canot de sauvetage où il avait déposé son précieux instrument et commencé à rabattre la voile. Il entendait les efforts nerveux de Sam pour remettre le moteur en marche. « Il faut s’en aller d’ici au plus vite ! » La radio crachotait. L’écran du radar se troublait. La colonne menaçante se rapprochait. Sam avait eu le réflexe ultime d’enclencher la balise de détresse.
Ses mains allaient et venaient sur le haut de ses cuisses mais il n’en ressentait aucun soulagement. Doucement, il imprima un mouvement tournant de l’extérieur vers l’avant puis de l’intérieur vers l’arrière, englobant le haut des genoux. L’eau lui sembla soudain un peu plus chaude et se penchant légèrement en avant il se risqua à un massage rapide du genou tout entier.
« Comme il fait noir ! Sûrement une panne et Sonia est cachée dans un coin et n’ose pas bouger. N’aie pas peur ma douce, je viens te chercher ! »
Il chercha les rebords de la baignoire en tâtonnant, s’y agrippa fermement et poussa de toutes ses forces sur ses pieds. « Je ne bouge pas, je ne bouge pas ! » Il fut d’un coup envahi d’un froid intense et un tremblement incontrôlé s’empara de ses muscles.
« Ca va mieux papa ? » La petite voix inquiète répétait la phrase en boucle dans sa tête, de plus en plus vite, de plus en plus fort. A nouveau il sentit qu’il allait perdre connaissance et lutta pour rester éveillé.
Epuisé il relâcha d’un coup tous ses muscles et courba les épaules. Ses mains retombèrent lourdement dans l’eau glacée. Ses doigts gourds frôlèrent le fond dont la peinture semblait s’écailler. Sur la gauche il reconnut une forme lisse, familière. « Mon étui à violon ? » Péniblement il souleva la main droite pour se frotter le front et la passa les doigts écartés dans ses cheveux hirsutes, collés sans doute par le shampooing séché. « Pourquoi je ne vois rien ? » La main gauche vint en aide à la droite pour tenter de débarrasser les yeux de ce qui les obstruait. A nouveau des éclairs fusèrent dans sa tête. Il sursauta de douleur au contact de ses doigts sur ses paupières. Puis les mains massèrent les joues, le menton, le cou, emportant de la sorte ce savon visqueux qui les recouvrait et se rejoignirent dans la nuque. Il tira les épaules vers l’arrière et creusa le dos, s’étira et imprima à sa tête un mouvement tournant. Il entendit les craquements rassurants des articulations qui se débloquent. Il joignit les mains et brandit les bras vers le ciel.
« Sonia ! Patience ma poupée …. Papa est là …. »
Il recommença à se masser consciencieusement les cuisses et le haut des genoux. L’eau était de plus en plus tiède, il avait de plus en plus froid. Doucement il glissa les mains vers le haut de ses jambes. La peau lui sembla moins lisse. « He ! » Son index s’enfonça soudain dans sa chair. Un hurlement de douleur lui arracha la gorge mais il ne sentit poindre aucune larme.
Ses deux mains descendirent encore et se bloquèrent contre la surface dure et ronde …la mémoire lui revint et avec elle toutes les douleurs imprimées dans son corps se réveillèrent, …le mât, c’est le mât qui s’est brisé …
« Sam, je suis coincé ! Ca fait mal putain, Sam, aide-moi ! »
….
« Le pauvre gars ! Qu’est-ce qu’il est amoché ! Allez on va le dégager ! »
« Tu crois qu’il est mort ? Assis comme ça, accroché aux rebords ? »
« Je ne suis pas mort !! » Il lui semblait avoir hurlé.
« Ca fait rien je t’aime papa… »
« Tiens c’est quoi ça ? Un violon …c’est à peu près la seule chose intacte à bord …un vrai miracle »
« Je rêve ou il a bougé ? »
Ils lui avaient posé des garrots après l’avoir entouré d’une couverture thermique.
Ensuite, ils avaient soulevé le mât qui lui broyait les jambes et l’avaient jeté par-dessus bord.
« Dans un sens c’est bien pour lui que le canot soit resté accroché, son pote a eu moins de chance ! »
Son corps fut pris de soubresauts et cette fois il s’entendit tousser.
…
« Madame, la petite ne peut pas entrer… »
Mais déjà Sonia s’était faufilée sous le bras qui barrait la porte et s’était approchée du lit.
« Bonjour papa ».
S’appuyant des deux coudes près de l’oreiller, elle posa doucement ses lèvres près de l’oreille de son père et souffla : « tu sais, j’ai dit merci à maman pour ça… »